Le lendemain, le car provincial nous ramena au débarcadère. Sur le bateau, en voyant s’éloigner l’île, Rinri dit :

— C’est triste de quitter Sado.

— Oui, répondis-je, à demi sincère.

Je regretterais les kakis.

Rinri posa sur moi des yeux humides et s’exclama :

— Ma fiancée de Sado !

Ça promettait.

À Niigata nous attendait la Mercedes qui nous reconduisit à Tokyo. Pendant le trajet, je me posai la question qui s’imposait : pourquoi n’avais-je pas dit non ? Je ne voulais pas épouser Rinri. D’ailleurs, de toute éternité l’idée du mariage me déplaisait. En ce cas, qu’est-ce qui m’avait empêchée de refuser ?

L’explication tenait à ce que j’aimais bien Rinri. Un refus eût équivalu à une rupture et je ne voulais pas rompre. Tant d’amitié, d’affection et de rire me liaient à ce garçon sentimental. Je n’avais pas envie de renoncer à sa compagnie charmante.

Je bénis l’inventeur des fiançailles. La vie est jalonnée d’épreuves solides comme la pierre ; une mécanique des fluides permet d’y circuler quand même. La Bible, ce superbe traité de morale à l’usage des cailloux, des rochers et des menhirs, nous enseigne d’admirables principes pétrifiés, « que Ton verbe soit oui ? oui, non ? non. Ce que l’on ajoute vient du Malin » – et ceux qui s’y tiennent sont ces êtres inentamables et d’un seul tenant, estimés de tous. À l’opposé, il y a des créatures incapables de ces comportements granitiques et qui, pour avancer, ne peuvent que se faufiler, s’infiltrer, contourner. Quand on demande si oui ou non elles veulent épouser untel, elles suggèrent des fiançailles, noces liquides. Les patriarches pierreux voient en elles des traîtres ou des menteurs, alors qu’elles sont sincères à la manière de l’eau. Si je suis eau, quel sens cela a-t-il de te dire oui, je vais t’épouser ? Là serait le mensonge. On ne retient pas l’eau. Oui, je t’irriguerai, je te prodiguerai ma richesse, je te rafraîchirai, j’apaiserai ta soif, mais que sais-je de ce que sera le cours de mon fleuve, tu ne te baigneras jamais deux fois dans la même fiancée.

Ces êtres fluides s’attirent le mépris des foules quand leurs attitudes ondoyantes ont permis d’éviter tant de conflits. Les grands blocs de pierre vertueux, sur lesquels personne ne tarit d’éloges, sont à l’origine de toutes les guerres. Certes, avec Rinri il n’était pas question de politique internationale, mais il m’avait fallu affronter un choix entre deux risques énormes : l’un s’appelait oui, qui a pour synonymes éternité, sûreté, solidité, stabilité et d’autres mots qui gèlent l’eau d’effroi ; l’autre s’appelait non, qui se traduit par la déchirure, le désespoir, et moi qui croyais que tu m’aimais, disparais de ma vue, tu semblais pourtant si heureuse quand, et autres paroles définitives qui font bouillir l’eau d’indignation, car elles sont injustes et barbares.

Quel soulagement d’avoir trouvé la solution des fiançailles ! C’était une réponse liquide en ceci qu’elle ne résolvait rien et remettait le problème à plus tard. Mais gagner du temps est la grande affaire de la vie.

À Tokyo, par prudence, je ne parlai de ces fiançailles à personne.

 

Début janvier 1990, j’entrai dans l’une des sept immenses compagnies nippones qui, sous couleur de business, détenaient le véritable pouvoir japonais. Comme n’importe quel employé, je pensais y travailler une quarantaine d’années.

Dans mon traité de stupeur et de tremblements, j’ai raconté pourquoi j’eus peine à y rester jusqu’à la fin de mon contrat d’un an.

Ce fut une descente aux enfers d’une banalité extrême. Mon sort ne différa pas radicalement de celui de l’immense majorité des employées nippones. Il ne fut aggravé que par ma condition d’étrangère et par un certain génie personnel de la maladresse.

Le soir, je retrouvais Rinri et lui racontais ma journée. Aucune ne manquait de son lot d’humiliations. Rinri m’écoutait en souffrant davantage que ce que j’avais enduré et, quand j’avais fini mon récit, il secouait la tête et me demandait pardon au nom de son peuple.

Je lui assurais que ce dernier n’était pas en cause. Au sein de cette compagnie, je comptais de nombreux alliés de valeur. En définitive, mon martyre n’était l’œuvre que d’une seule personne, comme c’est souvent le cas dans le monde du travail. Certes, elle bénéficiait de précieux appuis, mais il eût suffi que son attitude change pour métamorphoser mon sort.

 

Je menais une double vie. Esclave le jour, fiancée la nuit. J’eusse pu y trouver mon compte si les nuits n’avaient été si courtes : je ne rejoignais pas Rinri avant vingt-deux heures, et à l’époque déjà, je me levais pour écrire à quatre heures du matin. Sans parler des quelques nuits que je passais dans l’entreprise, faute d’avoir achevé ma tâche.

Les week-ends disparaissaient dans un gouffre où ils ne laissaient aucun souvenir. Je me levais tard, mettais le linge sale dans la machine, écrivais, mettais le linge à sécher. Essorée par ces activités, je retombais sur le lit avec la fatigue de la semaine. Rinri voulait, comme auparavant, m’emmener faire toutes sortes de choses. Je n’en avais plus la force. Le maximum qu’il pouvait obtenir de moi consistait à aller au cinéma le samedi soir. Et il arriva que je m’y endormisse.

Rinri supportait avec bravoure cette fiancée exsangue. C’était moi qui ne la supportais pas. Au travail, je me comprenais. Je ne comprenais rien au zombie que j’étais devenue hors la compagnie.

Quand le métro me conduisait sur les lieux du supplice, je pensais à ma vie d’avant. Quelques mois à peine m’en séparaient. C’était difficile à croire. En si peu de temps, qu’était-il advenu de Zarathoustra ? Avais-je réellement affronté à jambes nues les cimes japonaises ? Avais-je dansé avec le mont Fuji comme je me le rappelais ? Et m’étais-je tant amusée avec ce garçon qui à présent me regardait dormir ?

Si seulement j’avais pu me persuader que c’était une mauvaise passe ! Mais non, il y avait tout lieu de penser que je connaissais désormais le lot commun qui serait le mien pendant quarante années. Je m’en ouvris à Rinri qui se hâta de me dire :

— Ne travaille plus. Épouse-moi. Ce sera la fin de tes soucis.

Il y avait de quoi être tentée. Quitter ma bourrelle et bénéficier de l’aisance matérielle, jouir du farniente à perpétuité avec pour seule condition de vivre en compagnie d’un garçon charmant, qui eût hésité ?

Moi, sans que je puisse me l’expliquer, j’attendais autre chose. Je ne savais en quoi elle consisterait, mais j’étais sûre de l’espérer. Un désir est d’autant plus violent qu’on en ignore l’objet.

La part consciente de ce rêve était l’écriture qui m’occupait déjà tellement. Certes, je ne m’illusionnais pas au point de croire être publiée un jour, encore moins d’imaginer y trouver un moyen de subsistance. Mais je voulais absurdement tenter cette expérience, ne fût-ce que pour n’avoir jamais à regretter de ne pas l’avoir essayée.

Avant le Japon, je n’y avais jamais pensé sérieusement. Je redoutais trop l’humiliation que je ne manquerais pas de subir sous forme de lettres de refus éditoriales.

À présent, vu ce qu’était mon quotidien, aucune humiliation ne pouvait encore m’effrayer.

Tout cela n’en était pas moins très incertain. La voix de la raison me hurlait d’accepter ce mariage : « Non seulement tu seras riche sans travailler, mais en plus tu auras le meilleur des maris. Jamais tu n’as rencontré un garçon aussi gentil, drôle et intéressant. Il n’a que des qualités. Il t’aime et toi, tu l’aimes sans doute plus que tu ne le sais. Refuser d’épouser Rinri équivaudrait à se suicider. »

Je ne pouvais m’y résoudre. Le oui ne sortait pas de ma bouche. Comme sur l’île de Sado, je m’en tirais par des atermoiements.

La demande revenait souvent. La réponse était toujours aussi évasive. Mine de rien, je crevais de honte. J’avais l’impression de rendre malheureux tout le monde, à commencer par moi.

Au travail, c’était l’enfer. Avec Rinri, je recevais une douceur que je ne méritais pas. Parfois je pensais que mon calvaire professionnel était la juste punition de mon ingratitude amoureuse. Le Japon me reprenait le jour ce qu’il m’offrait la nuit. Cette histoire finirait mal.

Quelquefois, j’étais soulagée de partir au travail. Il m’arrivait de préférer la guerre déclarée à la fausse paix. Et je me préférais martyre involontaire que bourrelle de bonne volonté. J’ai toujours eu horreur du pouvoir, mais il m’est moins pénible de le subir que de l’imposer.

 

Les pires accidents de la vie sont langagiers. Un soir de semaine, après minuit, tandis que le sommeil m’emportait par le fond, Rinri me demanda en mariage pour la deux cent quarantième fois. Trop fatiguée pour être évasive, je répondis non et m’endormis aussitôt.

Au matin, près de mon écritoire, je découvris un mot du garçon : « Merci, je suis très heureux. »

J’en tirai des leçons d’une haute valeur morale : « Tu as rendu quelqu’un heureux en étant claire. Il faut oser dire non. Il n’y a rien de gentil à laisser de faux espoirs. L’ambiguïté est la source de la douleur, etc. »

J’allai au travail récolter ma dose quotidienne d’humiliation. Le soir, à la sortie, Rinri m’attendait.

— Je t’emmène au restaurant.

— Tu es sûr ? Je suis crevée.

— Ça ne durera pas longtemps.

Devant les bols de soupe aux fougères des montagnes, Rinri me dit que ses parents se réjouissaient de l’excellente nouvelle. J’éclatai de rire et répondis :

— Ça ne m’étonne pas.

— Surtout mon père.

— Ça m’étonne. J’aurais plutôt imaginé que ta mère serait enchantée.

— Pour une mère, c’est plus difficile de voir partir son fils.

Ce propos déclencha un vague signal d’alarme dans mon cerveau. Je ne doutais pas d’avoir dit non la veille, mais je n’étais plus certaine de la formulation de la question matrimoniale. Si Rinri avait interrogé de façon négative, ce qui est courant dans ce pays compliqué, j’étais cuite. Je tentai de me rappeler les règles grammaticales nippones de réponse aux questions négatives, ce qui est aussi complexe que de retenir les pas du tango. Ma cervelle épuisée n’en sortait pas et je résolus de tenter l’expérience. Je saisis la cruche de saké et demandai :

— Ne veux-tu pas encore du saké ?

— Non, répondit courtoisement le jeune homme.

Je reposai donc la cruche inutile. Rinri parut déconcerté mais, ne voulant pas me commander, prit la cruche et se servit.

Je cachai mon visage dans mes mains. J’avais compris. Il avait dû me demander : « Ne veux-tu toujours pas m’épouser ? » Et j’avais répondu à l’occidentale. Après minuit, j’ai le fâcheux défaut d’être aristotélicienne.

C’était affreux. Je me connaissais assez pour savoir que je n’aurais pas la force de rétablir la vérité. Incapable d’être désagréable avec quelqu’un de gentil, je me sacrifierais pour ne pas le décevoir.

Je me demandai si Rinri avait fait exprès de me poser la question de façon négative. Je ne le crus pas. Mais je ne doutai pas que son inconscient lui ait dicté ce plan machiavélique.

Donc, au nom d’un malentendu linguistique, j’allais épouser un garçon charmant, doté d’un inconscient pervers. Comment me tirer de ce guêpier ?

— J’ai prévenu tes parents, ajouta-t-il. Ils ont hurlé de joie.

Évidemment. Mon père et ma mère étaient coiffés de ce jeune homme.

— N’aurait-il pas mieux fallu que je les avertisse moi-même ? demandai-je, bien décidée à ne plus poser que des questions négatives.

Rinri contourna l’écueil.

— Je sais. Mais tu travailles et je suis encore étudiant. J’ai pensé que tu n’en aurais pas le temps. M’en veux-tu ?

— Non, répondis-je, désolée qu’il ne pose pas la question de façon négative, ce qui m’eût permis, sous couleur de différence culturelle, de lui dire ma façon de penser.

« Au point où j’en suis ! » conclus-je.

— Quelle date préférerais-tu ? demanda-t-il.

Il ne manquait plus que ça.

— Ne décidons pas tout en si peu de temps, répondis-je. De toute façon, aussi longtemps que je travaille chez Yumimoto, c’est impossible.

— Je comprends. Quand se termine ton contrat ?

— Début janvier.

Rinri finit sa soupe et déclara :

– 1991, donc. Ce sera une année palindrome. Bon millésime pour se marier.

Ni d'Eve ni d'Adam
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